Et maintenant ses restes traversaient le Royaume dans les flots de la Vouivre, avec les truites et les brochets pour seule compagnie. Elle se perdrait dans les replis des berges effondrées, s’échouerait contre des bancs de sable, s’emmêlerait au milieu des algues.

Dragons, cavalières et herboristes !
Un royaume divisé, instable, des forces luttant pour le pouvoir. Un Ordre de femmes chevauchant des dragons. Des matriarches, des cavalières, des écuyères et, parmi elles, Sophie, qui attend. Le premier sang, le premier vol ; son amante, son moment ; des réponses à ses questions. Pour trouver sa place, elle devra louvoyer entre les intrigues de la cour et de son Ordre, affronter ses peurs et ses doutes, choisir son propre destin, devenir qui elle est vraiment.
Avec Nawal, nous avons eu le plaisir de découvrir Jeanne Mariem Corrèze dans le collectif Diluées. Je suis immédiatement tombée amoureuse de sa plume si particulière, très poétique, toute en images, en métaphores, en personnifications. Le Chant des Cavalières a été rédigé avec cette même plume ; aussi, cela a été un véritable plaisir à lire. L’autrice manie les mots avec brio, et elle crée un récit riche, onirique et poétique, où chaque mot raisonne d’une manière particulière, transcende son usage quotidien. Ce Chant est digne des chansons des chevaliers d’antan, de la geste en prose du plus célèbre des Pendragon.
C’est un aspect que j’ai trouvé très appréciable et très intriguant, très intéressant aussi, la réécriture féminine de la légende d’Arthur. Et pourtant, il ne s’agit pas d’une simple réécriture ; l’autrice crée un univers complet, et brode sur les thématiques si typiques des romans de chevalerie, tout en réussissant à réaliser une tapisserie tout à fait originale.
L’héroïne est loin d’être parfaite, elle cache une grande colère, elle a peu de volonté en dehors de celle de se faire aimer des figures d’autorités ; elle est l’Elue, non pas pour ses qualités physiques, mais par coïncidences, par calculs politiques ; elle fait ce qu’on lui dit de faire, dans un semblant de choix, tout en se rendant bien compte que ce sont les autres qui décident pour elle.
Sophie est, finalement, un pantin aux mains des adultes, tantôt choyée, tantôt rejetée pour ce qu’elle représente. Tout est fait pour que l’on se rende compte de la manipulation constante à laquelle la jeune Ecuyère est soumise : le roman s’ouvre sur des manigances, sa vie est dictée par les dessins des autres, il s’achève sur les ultimes plans d’autrui.
Elle doit obtenir Baldré, tenu en haut d’une falaise mortelle par un Hermite de pierre ; la montagne est devenue vivante, consciente, sous la magie de la relique et le temps passé, et Sophie doit prouver sa valeur. Pourtant, ce n’est pas sa grandeur d’âme, son cœur qui est éprouvé, mais son endurance, sa ténacité.
Elle cherche Lunde, cette Excalibur perdue, dont seul Myrrdin, le magicien éternel, époux de la plus grande Reine, en connait l’emplacement. Elle part en quête et en bouscule les codes ; ce n’est pas à l’issue de celle-ci qu’elle se révèle à elle-même, qu’elle apprend sur le monde, sur le cosmos, c’est pendant. En réalité, à l’issue de sa quête, l’héroïne est plus déroutée que jamais, la vérité qu’elle avait trouvée sur le chemin s’est envolée.
Si les thématiques semblent de prime abord classiques, avec une Elue, des professeurs, une guerre qui se profile durant laquelle elle se révèlera, durant laquelle elle obtiendra la gloire, Jeanne Mariem Corrèze retourne pourtant complètement ces topos, et le fait avec brio. Acquillon, la figure tutélaire et ancestrale, celle qui guide l’Elue, celle qui a choisi l’Elue, est en réalité détestable. Tout en elle respire la manipulation, et l’autrice réussit à montrer l’ambivalence de cet archétype si courant dans la fantasy : un adulte, plein de connaissances, de pouvoir, qui destine un trop jeune personnage au destin qu’il rêvait pour lui-même, en se positionnant pour cela comme une figure bienveillante, qui n’a, en réalité, que faire du personnage pour lui-même. Acquillon, je l’ai détestée, pour ce qu’elle représente, pour ce qu’elle fait endurer à Sophie, pour le peu de foi qu’elle a en l’Ecuyère, qui n’est pas dupe.
Elle n’est pas le seul protagoniste si bien réalisé de ce roman : opposée et pourtant semblable à la Matriarche, Frêne est un personnage complexe, qui, si elle participe à la manipulation initiale, tisse cependant un réel lien avec Sophie. Là où le magicien et la Matriarche ne voient en elle que le vaisseau de leurs ambitions, la vieille cavalière y voit Sophie, une jeune fille perdue qui cherche un guide.
De même, l’amitié entre Pèn et Sophie est véritablement touchante, si poétique, si viscérale, une amitié féminine comme on en voit rarement dépeinte si brillamment dans la littérature ou dans le cinéma.
A travers les citations des œuvres intérieures et propres à l’univers, des livres d’histoire du royaume, des recueils de chants, aux discours, etc. et par le récit en lui-même, on nous offre un aperçu de ce monde, dans lequel nous ne sommes plongés que pour un bref moment, spectateurs d’un des engrenages de l’Histoire et non de l’Histoire elle-même. On ne saura rien de ce qui arrive après les évènements narrés, ni de ce qui est arrivé avant : ce roman agit comme un tableau qui n’offre à la vue qu’un instant précis du monde.
Le roman a été tout du long magnifique ; la fin est cependant magistrale. Elle m’a littéralement coupée le souffle et j’ai rarement été aussi estomaquée par une fin si ouverte, si subtile, si abrupte, si géniale.
C’est un chant qui, je l’espère, raisonnera haut et fort ; c’est un monument, un futur classique.