Médée, Euripide, et aussi un peu de Rouquette et de Sénèque

Résumé éditeur

Comme à son habitude, Euripide a fortement innové quand il a composé en 431 avant notre ère sa Médée, la première tragédie de lui que nous ayons conservée. La Médée mythique était une magicienne aux pouvoirs redoutables, plusieurs fois criminelle. Ici, elle s’impose la catastrophe. Pour faire payer son infidélité à Jason, elle devient meurtrière de leurs enfants. Euripide a sans doute inventé ce crime. Elle ne se contente pas de se venger, mais anéantit le monde pour lequel son mari la quitte: elle désagrège la jeune rivale en même temps que son père, le roi de Corinthe, et, avec ses enfants, elle détruit le passé. Rien ne doit en rester, puisqu’il a été nié.
Dans cette tragédie, elle est le divin. Petite-fille du Soleil, elle s’était donnée librement à un mortel elle se reprend, mais dans un désastre qui la touche aussi. Euripide a choisi de ne pas mettre en scène la magie, mais la virtuosité avec laquelle l’étrangère parle les mots des Grecs, pour tuer. Contrairement à ce que disait Nietzsche, la dialectique ne dénature pas la tragédie, elle la renforce.

Célèbre sorcière, incantatrice de malheur, elle est surtout connue pour son infanticide… je vous parle évidemment de Médée !
Pour la catégorie « Classique » du Challenge, quoi de mieux que de lire la pièce d’Euripide ?

Le Chœur

A l’aide ! Terre et rayon du Soleil
lumière pure, daignez regarder, regardez
la femme maléfique, avant qu’elle ne frappe
les petits de sa main sanglante, tueuse de sa propre vie.
[…]
Ô lumière née de Zeus, retiens,
arrête, chasse de la maison cette femme dont les esprits bourreaux
ont fait une Erinye accablée et sanguinaire.
(Médée, Euripide, trad. Myrto Gondicas & Pierre Judet de la Combe, v.1251-1260)

Pour l’occasion, je me suis fait un petit cycle Médée, dans un ordre un peu chaotique : j’ai d’abord lu la version de Sénèque, puis une réécriture moderne de Max Rouquette avant de m’attaquer à la pièce d’Euripide. Petits sauts dans le temps dignes du Docteur !
En terme de personnages, la version du tragédien grec Euripide m’a le plus convaincue, mais c’est celle de Rouquette que j’ai préférée en terme de style. En revanche, la plus équilibrée à mon sens est la pièce de Sénèque.

L’intrigue, pour ces trois versions, est assez similaire : on se concentre toujours sur la fin du couple Jason-Médée, après que le héros grec ait répudié sa femme pour prendre pour épouse Créuse.
Ce sont les petits détails qui changent entre chaque tragédien mais qui mènent, inéluctablement, à la même finalité.
Médée est le personnage central de cette pièce, et c’est par elle que se déroule entièrement le fil dramatique. Euripide va beaucoup se concentrer sur l’opposition entre Jason et la sorcière, alors que Rouquette prend le parti pris de montrer l’attente, le désespoir du retour de Jason qui mène à la folie de Médée, quitte à avoir quelques longueurs.

Euripide à l’inverse va droit au but, et cela se ressent dans la caractérisation de ses personnages. Jason est un beau connard, qui ne voit ses enfants que comme des pions, des faire-valoir pour sa gloire. D’ailleurs, il ne se préoccupe que bien peu de leur sort, et les laisses bien volontiers à Médée lorsque celle-ci est exilée.
La magicienne elle ne tergiverse pas longtemps sur l’éthique, la piété ou quelque autre considération du genre lorsqu’il s’agit de se venger. Jason l’a dupée, l’a abandonnée, il va goûter à l’esprit retors, aux manigances cruelles de Médée. Chez Euripide, celle-ci ne demande pas un jour de plus à Créon pour voir ses enfants, non. Son jour, elle sait dès le début qu’il sera consacré à la perte de Jason, à la fin du règne de Créon.
L’ordre des morts est important, parce que tout mène au fait de rendre important aux yeux de Jason la mort de ses enfants. Il ne les aime pas, et Médée ne peux rien y faire ; en revanche, elle leur redonne la valeur d’héritier qui leur est dû, en rendant impossible tout autre enfant. Dès lors, elle peut tuer ses fils, et se venger parfaitement de son mari, qui se retrouve sur un trône brûlé qui n’est pas le sien, et sans héritier pour asseoir sa légitimité.
Créon est quant à lui intéressant dans cette version en ce qu’il comprend la dangerosité de Médée tout en la sous-estimant totalement.

J’ai trouvé très intéressant dans cette pièce le chœur et son positionnement clairement favorable à Médée. Jason est décrié, et le chœur des femmes soutiennent Médée jusqu’à ce qu’elle décide de tuer ses enfants. Seul ce crime rencontre leur virulente opposition. Médée est entourée de femmes qui comprennent sa position, qu’elle va même jusqu’à qualifier d’amies, et pourtant elle est résolument seule.
C’est un aspect que l’on retrouve que de manière édulcorée chez Sénèque et Rouquette : tous les personnages gravitant autour d’elle ne sont, d’une manière ou d’une autre, pas à son hauteur. Elle est seule oui, mais depuis le début.

Si Rouquette m’avait totalement convaincue avec son style très ampoulé (mais s’attachant définitivement trop sur un même thème) et sa réinterprétation des chœurs en psaumes à la limite de l’incantatoire, j’avoue que le côté très démonstratif d’Euripide m’a quelque fois sortie de ma lecture. Entendre les enfants décrire leur meurtre était plus hilarant que tragique une fois transposé en français…
Pour le coup, Sénèque est le plus équilibré sur le sujet : il va droit au but sans perdre le tragique nécessaire aux situations les plus extrêmes.

En définitive, cela a été pour moi une très bonne découverte, et j’ai vraiment aimé découvrir le personnage sous différentes plumes et interprétations !