Cosmogony of the Bound – Jessica Lamont

Pour Decima – Non Fiction, quoi de mieux que relire un article de Jessica L. Lamont ?Ce nom ne vous dit rien ? Rien de plus normal : il ne s’agit pas d’une autrice mais d’une chercheuse spécialisée en épigraphie antique magique. Ses recherches se concentrent donc sur les inscriptions magiques qui utilisent comme support écrit des matériaux non périssables (pierre, métal, bois, etc.) et plus précisément sur les inscriptions magiques grecques.

Les sociétés grecques étaient très différentes de notre société occidentale, très rationalisée : pour les Grecs, la magie est une possibilité tout à fait légitime pour résoudre un problème. De fait, nombre de cités-états la bannissait et faisaient des lois contre son utilisation : certains procès avaient comme arme du crime un sortilège (je ne saurai trop vous recommander à ce propos l’Apologie d’Apulée, où se dernier se défend d’avoir ensorcelé une veuve pour lui soutirer son argent).
Bien qu’interdite, nombre de Grecs, de toute classe sociale et de tout horizon géographique, y avaient recours pour se débarrasser d’un rival encombrant, réduire au silence la ou les personnes qui vous traînent en justice depuis 10 ans, ou simplement maudire son commerçant de proximité (souvent rival encombrant).
Ces petits mots doux sont appelés katadesmoi parce que, si la plupart ne comprennent que le nom de la personne maudite, une grande partie utilise des formules magiques dont le verbe principal est καταδέω (katadéō) « j’entrave ».

Très sympa comme fun fact me direz-vous, mais enfin quel rapport avec la mythologie ?

C’est justement tout le but de l’article de Jessica Lamont, sobrement intitulé Cosmogony of the Bound (La Cosmogonie des Enchaînés), que de démontrer le lien entre figures mythologiques enchaînées et tablettes de malédiction.
Un Enchaîné, nom très classe s’il en est, correspond à une figure mythologique qui, après avoir renversé l’ordre établi, se fait punir… et donc enchaîner. C’est par exemple le cas de Prométhée, qui non content de voler le feu aux dieux pour le donner aux hommes, passe son temps à tromper son monde et donne à Zeus les pires morceaux de viande en offrande… ce que Zeus n’a que très très moyennement apprécié de la part d’un type qui porte la même épithète (sorte de surnom classe) que son père se fiche de lui (il a de sérieux Daddy issues). Prométhée se fait donc enchaîner et est destiné à se faire déchirer les chaires chaque jour par un vautour qui cherche à lui dévorer le foie. Vaste programme donc.
En général, les Enchaînés se retrouvent dans le Tartare, lieu le plus profond et sombre des Enfers, où se trouvent les prisonniers des pires peines. C’est dans cet endroit que les Hécatonchires, des géants à cent bras (d’où leur nom, avec hekaton – centaine et chires – main), se sont souvent retrouvés entravés et qu’ils ont souvent été libérés (puis de nouveau enfermés) pour renverser les souverains de l’univers.

Dans tous les cas, une formule revient sans cesse dans la poésie archaïque, caractérisant les liens qui entravent ces personnages mythologiques, celle d’être « entravé par de puissantes entraves ». Chaque scène appuie sur la violence, la souffrance et le caractère indestructibles de ces liens… exactement ce qui est recherché lorsqu’une tablette de malédiction est produite.
Là est tout le propos de Jessica Lamont : dans les tablettes les plus archaïques (c’est-à-dire les plus anciennes) des traces de vers, comme en poésie, sont visibles.
C’est, pour cette chercheuse, une indication que les tablettes de malédiction, loin d’être une magie purement écrite, sont les seules traces d’une très vieille tradition orale de malédiction, qui étaient, à l’instar des épopées, chantés et versifiées.

Or, pourquoi donc s’intéresser à des créatures mythologiques enchaînées lorsqu’on maudit quelqu’un ?

Tout repose sur la notion du similia similibus. Phénomène clef en malédictions gréco-romaines, il est ce qui permet à la magie d’opérer : en donnant un modèle, on demande à ce que l’univers reproduise sur la victime une action similaire. Puisqu’on veut empêcher la personne d’agir, de nuire d’avantage, on l’enchaîne avec les liens les plus puissants possibles. Quoi de plus puissants que ceux utilisés pour retenir prisonniers des dieux, des Titans et autres géants ? Et pour appuyer sur cette analogie faite entre les Enchaînés et la victime du sortilège, ce dernier va reprendre des termes qui rappellent les poèmes chantés, narrant ces emprisonnements mythologiques. Or rien n’égale la citation en terme de parallélismes, vous en conviendrez.
Et c’est exactement pour cela que dans les tablettes les plus archaïques, nous retrouvons la formule citée plus haut « être entravé de liens puissants » !

Tout cela est discuté dans l’article de Jessica Lamont à force d’exemples, de citations et d’explications tout à fait intéressantes. Très érudit, l’article pose néanmoins les bases pour ne perdre personne, ce qui m’avait beaucoup aidé au début de mon Master ! La chercheuse traduit également toutes ses citations en grec ancien, et donne la forme métrique des vers qu’elle met en évidence (c’est-à-dire qu’elle indique la musicalité, le rythme dudit vers).
Elle s’inscrit dans la continuité d’un grand ponte en magie ancienne grecque, et reprend sa théorie de tradition orale poétique, tout en y apportant des éléments novateurs.

C’est un article que j’avais vraiment beaucoup apprécié, même si l’anglais y est vraiment très soutenu.

uit également toutes ses citations en grec ancien, et donne la forme métrique des vers qu’elle met en évidence (c’est-à-dire qu’elle indique la musicalité, le rythme dudit vers).
Elle s’inscrit dans la continuité d’un grand ponte en magie ancienne grecque, et reprend sa théorie de tradition orale poétique, tout en y apportant des éléments novateurs.
C’est un article que j’avais vraiment beaucoup apprécié, même si l’anglais y est vraiment très soutenu.